Patrick Levy
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Dieu croit-il en Dieu? Extraits
EXTRAIT
"CONTES DE SAGESSE"
chez Dangles, collection « Horizons Spirituels » dirigée par Béatrice Jehl, 2000, 250 pages, 115fr



 

Yudhishtira le sage

 

 

Yudhishtira est l'un des héros du Mahabarata, ce conte épique hindou qui relate le commencement de l'Histoire des Dieux et des hommes. Il était le fils de Yama, le premier homme, seigneur de la vertu et souverain du royaume de la mort. Calme, pondéré dans ses jugements, incorruptible, Yudhishtira est considéré le plus juste et le plus sage des hommes.

Un jour, Dharma, le père de l'humanité, apparu devant lui sous la forme d'un lutin et l'interrogea ainsi :

 

 

— Qu'est-ce qui est plus léger que le vent ?

— L'esprit est plus léger que le vent.

— Qu'est-ce qui est plus prolifique que l'herbe des champs ?

— Il y a plus de pensées qui naissent et disparaissent dans l'esprit d'un homme que d'herbe dans les champs.

— Quelle est la seule véritable ascèse ?

— La maîtrise de l'esprit.

— Quel est le plus haut refuge de la vertu ?

— La générosité.

— Quel est l'abri le plus sûr de la renommée ?

— La bonté est l'abri le plus sûr de la renommée.

— Quel est l'abri le plus sûr de la pensée ?

— La vérité.

— Et du bonheur, quel est l'abri sûr ?

— La patience.

— Qu'est-ce que la patience ?

— Dompter ses sens et ses désirs conduit à la patience.

— De tous les refuges, quel est le plus haut ?

— Le don.

— Qu'est-ce qui, si on y renonce, fait qu'on peut être aimable ?

— L'orgueil, si on y renonce, fait que l'on peut devenir aimable.

— Qu'est-ce que l'orgueil ?

— L'orgueil, c'est croire être l'acteur de sa vie.

— Quel est la nature du pardon ?

— Le pardon va jusqu'à endurer l'hostilité.

— Comment éviter la honte ?

— En s'éloignant de l'acte indigne.

— Dis-moi quel ennemi est invisible ?

— La colère.

— Quelle maladie est la plus difficile à soigner ?

— L'avidité.

— Qu'elle est la cause du chagrin ?

— L'attachement immodéré.

— Quel est le ferment de la souffrance ?

— L'impatience.

— Qu'est-ce que la méchanceté ?

— Regarder le mal plutôt que le bien.

— Qu'est-ce que la compassion ?

— Souhaiter le bonheur de tous les êtres.

— Qu'est-ce que la charité ?

— Protéger toutes les créatures.

— Quel homme peut être considéré malhonnête ?

— Celui qui n'a pas de pitié est malhonnête.

— Qui est l’homme le plus fortuné ?

— L’homme le plus fortuné est celui qui s’est hissé au-dessus du plaisir et de la frustration, du bonheur et du chagrin, du passé et du futur.

— Quel est le meilleur des bonheurs ?

— Le contentement.

— Quelle est la meilleure de toutes les qualités dignes d'être célébrées ?

— La compétence.

— Qu'est-ce que la paresse ?

— Ne pas accomplir son devoir.

— Qu'est-ce que le devoir ?

— Faire ce qu'on a à faire du mieux possible sans attendre le résultat de l’acte, insensible à ses fruits, égal dans le succès comme dans l’échec. Dans l’action, agir sans attachement pour l’objet ni pour l’acte, en laissant les choses dans leur virginité et leur anonymat.

— Quel est le plus premier de tous les devoirs ?

— S'abstenir de nuire à quiconque est le premier de tous les devoirs.

— A quoi faut-il renoncer pour n'avoir aucun regret ?

— Si on renonce à l'espoir on ne le regrette pas.

— Qu'est-ce que la tranquillité ?

— La maîtrise des émotions.

— Comment maîtriser les émotions ?

— En s’abstenant de juger les événements, demeurant ferme dans la vision de l’unité au sein de la dualité. Là, plaisirs et déplaisirs, chaud et froid, orgueil et humilité sont les deux faces d’un même phénomène.

— Qu'est-ce que la simplicité ?

— L'équanimité est parfaitement simple. Elle voit du même œil l’or, la terre et la pierre. Elle pose un même regard sur le saint, le chien et le mangeur de chien.

— Quel renoncement a le plus de valeur ?

— Le renoncement au désir. Parce que le désir est ce qui donne de la valeur.

— Quelle est la nature essentielle du désir ?

— Les désirs ont les idées pour origine, et les idées naissent dans la pensée. Quand on maîtrise la pensée, on maîtrise les sens. On peut alors résolument rester en soi.

— Quelle est la véritable propreté ?

— La propreté c'est, prenant son bain, se laver aussi l'esprit de ses impuretés.

— Quelle est la cause de la souffrance ?

— L’illusion.

— Qu'est-ce que l'illusion ?

— Les formes et les désirs tissent les apparences. Le réel est au-delà.

— Qu'est-ce qui est réel en ce monde ?

— Ni ceci ni cela. L’au-delà de l’espace et du temps. L’au-delà de la forme et du nom, car le sans-forme est impérissable.

— Qu'est-ce qui, si on l'oublie, conduit à l'égarement ?

— Oublier que tout est un seul être.

— Quelle possession a le plus de valeur ?

— La connaissance.

— Qu'elle est la véritable connaissance ?

— La conscience qui a la conscience pour objet.

— Qu'est-ce qui conduit à la connaissance ?

— L'immobilité. La conscience est le sacrifice et la conscience est l’offrande. La conscience est ce à quoi cela advient. Le feu de la connaissance réduit tout en cendres. L’immortel est dans les restes du sacrifice.

— Dans l'action qu'est-ce qui demeure immobile ?

— L'action dans le corps, le non-agir dans l'esprit.

— Quelle est la meilleure religion ?

— La meilleure religion est celle qui conduit les hommes à se libérer de la peur.

— Qu'est-ce que la Voie ?

— Ceux qui sont bons la montrent.

— Quelle est la Voie juste ?

— Les textes sacrés sont tous différents les uns des autres. Il n'existe pas un seul prophète dont on puisse considérer l'opinion infaillible. Sur la religion et la morale, la vérité est cachée dans la solitude et le silence. C'est là qu'avec les grands sages on peut méditer la Voie juste.[1]


 

 

Le paysan qui brisait la montagne

 

 

Nous voudrions parfois être quelqu’un d’autre... si j'avais, si j'étais, lorsque je serais, au cas où, si seulement, pourvu que… je serais satisfait, heureux, comblé.

 

 

Il était une fois un pauvre paysan qui avait pour métier de briser les rochers de la montagne pour les transformer en cailloux qui serviraient à faire des routes. Il besognait de longues heures tous les jours sous le soleil ardent, martelant et cognant ses blocs de pierre. Un jour, le roi du pays vint à passer par là, chevauchant une magnifique monture et couvert de toutes les parures de son rang. Pendant qu'il peinait, notre paysan songea :

— Ah, si j'étais roi, quelle puissance j'aurais ! Je parcourrais mon royaume et je dispenserais de grands bienfaits à mes sujets…

Le Grand Puissant des Cieux entendit ses pensées et fit de lui un roi. Roi, il sillonnait son royaume à cheval, et accordait ses grâces, vêtu des riches et lourds vêtements de sa condition. Mais, le soleil était torride et le roi suffoquait.

— Ah, si j'étais le soleil, quelle puissance j'aurais ! pensa le roi. J'illuminerais les hommes et je serais la source de grands bienfaits...

Le Grand Puissant des Cieux entendit ses pensées et le transforma en soleil. Soleil, il éclairait les hommes de l'aube au crépuscule et les irradiait de sa bienfaisante chaleur. Mais un nuage passa par là. Il masqua le soleil et une ombre couvrit la surface de la terre.

— Ha ha ! Le soleil n'est pas si puissant que cela, se dit le soleil. Si j'étais un nuage, quelle puissance j'aurais ! Je ferais la pluie et le beau temps, et je serais une source de grands bienfaits pour les hommes…

Et le Grand Puissant des Cieux, entendant ces paroles, transforma le soleil en nuage. Il faisait pleuvoir aux bons moments, et les hommes avaient d'abondantes récoltes. Mais un jour, il s'aperçut qu'il ne pouvait pas dépasser la montagne. Celle-ci, trop haute, l'en empêchait.

— Ah ! se lamenta le nuage, les nuages ne sont pas si puissants que cela. La montagne leur est supérieure, se dit-il. Si j'étais une montagne, je serais une ombre bienfaisante pour les hommes et je les protégerais du vent…

Entendant ces paroles, le Grand Puissant des Cieux le transforma en montagne. Et la montagne était bien fière. Mais, regardant à ses pieds, que vit-elle alors ? Un pauvre vieillard qui la brisait par petits morceaux pour en faire des cailloux qui serviraient à faire des routes…[2]


 

 

L'angoissé

 

 

Nous rencontrons souvent par hasard un maître, pour un jour…

 

 

Un homme, qui habitait la banlieue d'une grande ville moderne craignait les voleurs. Il avait fait blinder sa porte. Comme il redoutait aussi les agressions, il ne sortait jamais de chez lui la nuit tombée. Il avait peur des incendies, était très prudent et avait sagement contracté une bonne assurance. Il s'inquiétait aussi des accidents et, pour en réduire l'éventualité, avait toujours refusé de passer l'examen du permis de conduire. Il était terrifié à l'idée qu'il pourrait un jour tomber malade, aussi allait-il régulièrement consulter son médecin. Il s'inquiétait de la pluie et de la sécheresse, de l'immigration et du chômage, de la crise économique, de l'inflation, de la déflation et de la corruption… Il avait peur de tout : de la faim, du froid, de la misère… et de la mort aussi, bien qu'il pratiquât sa religion avec diligence et assiduité et qu'il ne fît rien qui put catégoriquement contrarier Dieu. Pour lui, tout était source d'inquiétude. Il prenait les bonnes nouvelles pour les prémisses des mauvaises, et les mauvaises nouvelles pour la confirmation de ses soupçons.

Un jour, cet homme-là fit une chute dans la rue et se foula la cheville. Rien de bien grave. On le conduisit chez le médecin le plus proche. Celui-ci lui prodigua les premiers soins, mais il devina aussi l'état général d'anxiété de ce patient. Sur le seuil de son cabinet de consultation, en lui serrant la main, il le retint un instant et lui dit :

— N'ayez pas peur de demain, hier était supposé être tout aussi dangereux.[3]

 

 

Tu ne peux pas empêcher les oiseaux du malheur de voler au-dessus de ta tête, mais tu peux les empêcher de faire leur nid dans tes cheveux. Proverbe chinois.


 

 

Lame-qui-tue, épée-qui-donne-vie

 

 

"Regarde derrière, regarde dehors : si nous nous rencontrons, tue sur l'heure ! Si tu croises le Bouddha, tue le Bouddha ! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre ! Si tu croises un disciple du Bouddha, tue le disciple du Bouddha ! Si tu croises tes père et mère, tue père et mère ! Si tu croises ton parent, tue ton parent ! Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l'entrave des choses, et tu seras libre..."

 

 

A l'époque des Tang, un prêtre fameux qu'on nommait Nansen vivait sur le mont Chuan.

Un jour Nansen vit les moines de l’aile Est se quereller avec ceux de l’aile Ouest à propos d’un petit chat adorable qui était venu au temple. Les deux groupes souhaitaient garder l’animal pour le dorloter.

Nansen l’attrapa et dit :

— Si vous trouvez une réponse, vous sauvez le chat. Sinon, je vais le tuer.

Personne ne répondit et Nansen coupa le chat en deux.

Le premier disciple de Nansen, Joshu, revint au monastère le soir venu. Nansen lui conta l’incident et lui demanda son opinion.

Joshu retira ses sandales, les plaça sur sa tête et sortit.

— Si tu avais été là aujourd’hui, tu aurais sauvé le chat, lui dit Nansen.

 

 

"Le zen fait, dit-on, de l'effacement des apparences la réalité absolue ; et le pouvoir d'authentique vision résiderait, en somme, dans la connaissance que notre esprit n'a ni forme ni apparence."

Le petit chat adorable représente probablement la beauté, ou peut-être l'affection ou l'attachement, mieux encore l’ego qui doit être tranché… somme toute les apparences ; maître Nansen incarne la connaissance incisive et pénétrante, et sans doute Joshu une expression de la sagesse qui dépasse l'attachement et la connaissance.

Que pouvaient répondre les moines ? Il y avait au moins trois choses vraies à dire. La première, "nous sommes tous des imbéciles". La deuxième, "le chat va être mis à mort", l'aurait sauvé. La troisième : "nous préférons que le chat aille dans l'autre bâtiment". Dogen Zenji suggérait de dire : « le maître sait comment couper un chat en deux, mais sait-il comment le couper en un seul morceau ? » En plaçant ses sandales sur sa tête, Joshu dit plus encore ; il montre l'esprit sans forme et l'absurdité de cette situation.[4]


 

 

La cible

 

 

Le disciple est celui qui suit une discipline. Nul autre que lui ne peut s'en acquitter...

 

 

Ki-Tchang voulait devenir le disciple de Fei-Wei, le grand maître du tir à l'arc. Il demanda des instructions. Le maître lui dit :

— D'abord apprends à ne plus cligner de l’œil. Ensuite je t'apprendrai à tirer à l'arc.

Ki-Tchang rentra chez lui et s'entraîna en se couchant sur le dos sous le métier à tisser de sa femme. Il fixait les fils qui s'entrecroisaient, la navette qui passait et repassait. Ses yeux devinrent si immobiles qu'une pointe pouvait les toucher sans les faire cligner.

Deux années étaient passées lorsqu'il retourna auprès de Fei-Wei pour lui dire qu'il était prêt à recevoir ses enseignements :

— Pas encore, lui dit le maître. Maintenant, il te faut apprendre à fixer un point. Quand, par la force de ton intention, tu pourras le voir grossi de sorte qu'il te soit impossible de le manquer, alors reviens, je t'apprendrai à tirer à l'arc.

Ki-Tchang suspendit à sa fenêtre un long fil de crin sur lequel il fit grimper un pou. Il s'exerça à distinguer le pou même lorsque le soleil le frappait dans les yeux. Le pou lui paru de plus en plus grand. Au bout de trois ans de cet exercice, il pouvait, à force d'intention, le voir aussi grand qu’une montagne, et même distinguer son cœur. Il était maintenant capable à coup sûr d'atteindre le centre de n'importe quelle cible.

Il retourna chez Fei-Wei pour lui dire qu'il était prêt à recevoir ses enseignements.

— Le voici, lui dit le maître : Dans la pratique du tir à l'arc la cible n'a aucun intérêt. S'il y a un but, le but est manqué. Seule importe la qualité du geste. Et cela, nul ne peut te l'enseigner. Va, je n'ai plus rien à t'apprendre.[5]


 

 

L'homme qui détenait le secret de l'immortalité

 

 

Certains savent mais ne peuvent pas. D'autres ignorent mais ils pourraient s'ils savaient...

 

 

Jadis, un homme affirmait détenir la science du Tao de l'immortalité. Le prince de Yen entendit parler de lui et envoya un de ses ministres à sa recherche, mais celui-ci fut si long à le trouver que le possesseur du Tao de l'immortalité mourut avant que le ministre lui eût transmis l'invitation du prince.

Tsi-tseu souhaitait aussi connaître le Tao de l’immortalité. Lorsqu’il apprit que l’homme qui en possédait la science était mort, il en fut très affligé.

Maître Fou-tseu, l'apprit et le railla :

— Cet homme a perdu sa propre vie, dit-il. Comment aurait-il été capable de vous sauver de la mort ?

Entendant ces paroles, Hou-tseu dit à son tour :

— Fou-tseu parle dans le vide. Et il conta cette anecdote :

»Un homme du pays de Wei était devenu un calculateur hors pair. Il était très âgé. Avant de mourir, il transmit sa science à son fils. Le fils se rappelait parfaitement les paroles de son père mais il était incapable d’exécuter les calculs. Un homme lui demanda de lui répéter ce que son père lui avait dit et il put alors devenir un aussi brillant calculateur que le vieil homme."

»Il y a des hommes qui possèdent des méthodes mais qui ne sont pas capables de les mettre en pratique. Cependant, il y a aussi des hommes qui seraient capables de les mettre en pratique s’ils connaissaient les méthodes, » conclut Hou-tseu.[6]


 

 

Le sacrifice

 

 

"Soyez votre propre soutien, soyez votre propre refuge, faites de vous-même, et de personne d'autre, votre refuge. N'acceptez rien sans examen. Car c'est à vous qu'il appartient de faire l'effort de vous libérer," disait Bouddha.[7]

 

 

Un ascète vivait au cœur la jungle, loin des hommes et des tribulations de la vie, croyant qu’il trouverait l’Eveil dans la solitude et le renoncement. Il avait pris Agni pour Dieu de prédilection et vouait au feu un culte ininterrompu, nourrissant un bûcher et chantant ses hymnes depuis plusieurs années. Mais il constata un jour que rien n’avait changé en lui ; il ne se sentait ni plus proche de Dieu ni plus éveillé qu’au commencement de son ascèse.

Il décida de tout sacrifier dans l’espoir que son Dieu lui apparaitrait enfin et lui révèlerait le secret éternel.

Il ne possédait qu'une bufflesse, il résolut de l'immoler.

Il prit son bain de purification et construisit un autel de bûches et de branches selon les antiques prescriptions. Mais il lui manquait le brin de darbha, l’herbe sacrée. Il attacha l'animal et partit en chercher dans la montagne.

Pendant son absence, des chasseurs découvrirent sa bufflesse et l’emportèrent. Quand il revint, l'ascète trouva leurs traces, et constata la disparition de son offrande, et il comprit :

— Ah, Dieu du feu, je perdais mon temps ! Comment vouerais-je encore un culte à ta puissance, tu ne peux même pas surveiller ce qui t'appartient ?

Il abandonna les sacrifices et les rituels et se consacra à la recherche de la connaissance.[8]

 

 

"N'interrogez pas le silence, car il est muet ; n'espérez rien des Dieux en leur adressant des prières, ne prétendez pas les suborner avec des offrandes, c'est en nous-mêmes que nous devons chercher la délivrance." Bouddha.


 

 

L'égaré

 

 

Tout, visible et invisible, qui existe en Lui, avec Lui et en dehors de Lui n’est autre que Lui, car l’autre est lui-même Lui, a dit Ibn ‘Arabi. [9] Et donc, celui qui cherche Dieu est Dieu lui-même ; Dieu est lui-même le chercheur, et pour cette raison, il est aussi l’égaré… lui répondit l’égaré.

 

 

Deux ermites, l’un sage et l’autre fou, vivaient non loin l'un de l'autre dans la forêt. Un jour, le fou rendit visite au sage.

— Qui es-tu ? demanda le sage au fou.

— Je suis toi, affirma le fou. Et toi, qui es-tu ?

— Moi, ce que je sais, c'est que je n'en sais rien, lui dit le sage. Je suis ici pour tenter de le découvrir.

— Alors, moi non plus, je ne sais pas qui je suis, répliqua le fou en toute logique. Que fais-tu ici ?

— Je cherche Dieu.

— Moi aussi, répondit le fou. Comment t'y prends-tu ?

— Je crois que le monde n’est pas réel. J’observe cette croyance.

— Quant à moi, j'observe sa folie. Cela revient sans doute au même puisque je suis fou.

— Toi qui a l'air d’en savoir plus que tu ne le sais toi-même, dis-moi, comment tout ceci a-t-il commencé ? Et comment en sommes-nous arrivés à chercher Dieu ? demanda le sage au fou.

Et le fou lui raconta cette histoire :

 

Au commencement, Dieu créa le monde, puis il y conçut et y forma toutes sortes d'êtres vivants. Ensuite il déclara que tout ce qu'il avait fait était beau et bon, et il fut très content. Mais lorsqu'il voulut retourner d'où il venait, Dieu se rendit compte qu'il ne savait plus retrouver le chemin du ciel. Il était égaré. Et il constata aussi que sa puissance s'épuisait peu à peu.

Il prit la forme d'un oiseau et interrogea une hirondelle :

— Comment aller vers Dieu ?

— Vole et tu seras aux cieux ! lui répondit-elle planant dans le ciel sans s’arrêter.

Mais les cieux qui sont au-dessus du sol n'étaient pas la demeure de Dieu.

Il prit la forme d'une taupe et questionna un ver de terre de la même façon.

— Dieu est dans la terre. Creuse et tu le verras, lui répondit le ver an avalant une bouchée de terre.

Mais la terre sous le sol n'était pas non plus la demeure de Dieu.

Il prit la forme d’un poisson et se plongea dans les eaux et y rencontra un petit poisson rouge :

— Sais-tu qui tu es et d'où tu viens ? l'interrogea Dieu.

— Je ne sais ni qui je suis, ni d'où je viens, lui répondit le poisson. Mais je crois qu'un Dieu m'a créé et qu'il est partout comme l'eau qui me porte et que je respire.

— S’il est partout, comment le trouver ?

— Cela aussi je l'ignore. Mais lorsque je tourne en rond sur moi-même, je ressens Dieu tout près de moi.

C'est un ignorant, pensa Dieu, ou un fou.

— Tu ne sais pas qui tu es ni d’où tu viens, et pourtant tu crois qu’un Dieu t’a créé ! S’il t’a fait si ignorant, il doit l’être tout autant. Crois-tu aussi que Dieu croit en Dieu ? se moqua Dieu.

Il quitta le poisson, retourna sur la terre ferme et prit la forme d’un serpent. Il rencontra un immense éléphant.

— Je suis Dieu, affirma l'éléphant.

Dieu considéra cette créature et pensa : "S’il est Dieu, qui suis-je ?"

Et l’éléphant ajouta gravement :

— Je suis Dieu, comme toi, égaré dans l'existence, ne parvenant pas à trouver le chemin du retour vers d’où je suis venu.

— Penses-tu que ce chemin existe ? Quelque chose ou quelqu'un peut-il nous aider ?

— Je n'en suis pas sûr, mais je cherche.

Dieu comprit alors que tout ce qu'il avait créé était comme lui, égaré, perdu dans le monde et dans l'existence. Il quitta l'éléphant et erra sur la terre. Un jour, il rencontra une grande et vieille tortue qui vivait en ermite au bord de la mer. Il lui raconta son histoire, il lui avoua qu'il avait créé la création et ne savait plus retourner vers lui-même.

— Comment trouver le chemin qui conduit à Dieu ? interrogea Dieu.

— Pour découvrir ce chemin j'ai renoncé au monde, répondit la tortue, en rentrant en elle.

Ayant entendu ces paroles, Dieu comprit qu'il devrait renoncer au monde, lui aussi, s'il voulait se retrouver lui-même. Mais au fond de lui-même, il découvrit qu’il ne voulait pas renoncer au monde...

— N'y a-t-il pas une autre voie ? demanda-t-il à la tortue.

Celle-ci sortit son nez de sa carapace pour lui dire :

— Tu es l'être sans cause et la cause qui fait être. Cherche une raison d'être.

Dieu prit alors de la terre et la façonna dans la forme que les hommes appelèrent un homme, puis il s'insuffla en elle. Il ne renonça pas pour autant à retrouver le chemin du ciel. Et il le cherche encore.


 

 

Râmakrishna

 

 

Il existe de nombreuses religions et au sein de chacune d'elle de multiples variantes. Certaines religions naissent de religions déjà pratiquées et leur pertinence est même parfois affirmée dans la nouvelle. Jésus était juif. Bouddha était hindou. "Si Allah l'avait voulu, il aurait créé une seule communauté de croyants, mais il vous éprouve à travers les révélations différentes qu’il a donné à chacun de vous."[10]

 

 

Les hommes tracent les limites de leurs champs en employant des barrières et des bornes, enseignait Râmakrishna, mais nul ne peut délimiter le ciel immense et indivisible qui s'étend sur nos têtes, nous entoure et nous renferme tous.

L'homme qui n'a pas reçu l'illumination dit, dans son ignorance, que sa religion est la meilleure et la seule vraie. Mais quand son cœur a été éclairé par la vraie connaissance, il se rend compte qu'on ne comprend de Dieu que ce que Dieu lui-même nous fait comprendre, qu'au-dessus de toutes ces querelles de sectes et de crédos, on trouve une seule Existence-Connaissance-Béatitude absolue.

De même qu'on peut monter sur le toit d'une maison à l'aide d'une échelle, d'un bambou, d'un escalier, d'une corde, ou par divers autres moyens, de même les chemins et les manières d'arriver à Dieu sont multiples. Chaque religion nous montre un des chemins pour l'atteindre. Toutes les religions conduisent à Dieu, mais les chemins ne sont pas Dieu.

Les Ecritures indiquent une voie. Une fois que vous connaissez la voie, laissez les livres saints et efforcez-vous d'arriver au but.[11]

 

 

C'est ce que fit Serapion, l'un des Pères du désert. Il vendit son Evangile et donna l'argent qu'il en retira aux affamés, en disant : « J'ai vendu le livre qui m'ordonnait de distribuer tous mes biens aux pauvres. »[12]


 

 

Djihad

 

 

Si Dieu est aussi puissant qu'on le dit, il n'a certainement pas besoin qu'on se batte pour lui. Et ceux qui pensent encore que guerroyer pour Dieu est un signe d'héroïsme feraient mieux de vaincre leurs désirs avec la même ardeur. La sérénité demande parfois plus de courage que le combat le plus passionné...[13]

 

 

Un soufi avait participé à quatre-vingt-dix guerres, le corps nu, sans protection aucune, espérant trouver la mort au service de Dieu. Il avait reçu de multiples sévices, coups de lance, coups d'épée, flèches, mais aucune blessure ne l'avait touché à un endroit vital.

« N’ayant pu goûter au bonheur du martyre, raconte-t-il, je me suis retiré dans une cellule, seul. Un jour, j’entendis le bruit des tambours : les soldats repartaient en guerre. J’ai senti comme une exaltation de tout mon être : "Lève-toi, voici le moment venu de combattre. Réalise ton vœu de devenir un martyre dans la guerre."

Mais mon âme lui répondit :

— Que caches-tu derrière cette ruse ô ego versatile ? C'est parce que tu crains plus que tout les exigences de l'ascétisme et les affres des austérités que tu cherches à mourir au combat !

— Ici, nul n'a connaissance des épreuves et des défaites que tu me fais subir, ô mon âme, reprit mon ego. Si je pouvais mourir au combat, alors au moins tout le monde verrait qui je suis et me glorifierait.

— Pauvre ego ! lui répliqua mon âme. Non seulement tu vis dans l'hypocrisie et la calomnie, mais en plus tu veux mourir en eux." »

C'est alors que ce soufi se promit de ne plus jamais quitter sa cellule :

« Quel autre triomphe chercherai-je que la victoire sur l’emprise de mes propres désirs, y compris ceux de changer le monde ou de le convertir. Essayer de me changer moi-même est le seul vrai combat. Et celui-ci ne fait de mal à personne. »[14]

 

 

"La seule guerre qui soit sainte est la guerre contre soi-même, personne d'autre," disait Cheikh Assam en écho à Bouddha : "Dans un combat on peut vaincre des milliers d’hommes ; qu’est-ce que cela en regard de celui qui se vainc lui-même ? Celui-là est le plus valeureux des conquérants." [15]


 

 

Réincarnation

 

 

Les hindous et les bouddhistes croient en la transmigration de l’âme. Au XXe siècle, cette croyance s’est propagée dans la partie chrétienne du monde grâce aux enseignements des lamas tibétains et des gurus hindous venus en Occident.

Ce qui caractérise la vision chrétienne de la mort dans le christianisme est la négation : elle n’existe pas. Il y a un salut de l’âme, une vie, la vraie vie, après la mort, une résurrection pour un autre monde : le désirable paradis et la présence de Dieu, ou l’inimaginable enfer de la souffrance ou du vide. L’âme est personnelle et son salut l’est aussi.

L’Occidental élevé dans la culture chrétienne est un individualiste qui a tendance à vouloir croire en sa propre survie. Il a accueilli l’hypothèse de la réincarnation comme une nouvelle forme de salut, et il la prend comme un moyen nouveau de nier encore la mort. « Je ne mourrai pas ; je vais me réincarner, » pense-t-il et se rassure-t-il. Il envisage sa réincarnation comme une consolation de devoir mourir.

Les hindous et les bouddhistes n’espèrent pas sur-vivre à la mort ; ils tentent de ne pas sous-mourir à la vie. Ils souhaitent se délivrer du cycle des naissances. Mourir vraiment.

Cette doctrine est enseignée de plusieurs manières, chacune s'adressant à un niveau de conscience un peu plus universel. Voici, en une seule histoire, trois manières d’examiner la question.

 

 

— Lama, les êtres vivants naissent puis meurent. Est-il vrai qu'après leur mort ils se réincarnent ?

— Qu'en penses-tu ?

— Je ne sais pas. Si les êtres vivants disparaissent complètement, pourquoi ont-ils vécu ? Et s'ils se réincarnent après leur mort, ne meurent-ils jamais vraiment ? Ne trouvent-ils donc jamais de repos ? Irons-nous dans un paradis, dans un autre monde, retournerons-nous dans ce monde-ci ou ne serons-nous plus rien ?

— D'où te vient ce souci de ce qui se passera après ? Es-tu libre maintenant de ce qui te lie au monde ?

— Non, lama, répondit humblement le disciple.

— Alors vois dans ce qui te lie au monde ce qui te lie à toi-même. Et efforce-toi de t'en libérer.

— Mais qu'en est-il de la mort ? insista le disciple.

— Si nous mourons attachés à la vie, nous reviendrons dans cette vie. Si nous atteignons la libération pendant notre vie, nous serons libérés du cycle des renaissances. Nous récolterons ce que nous aurons semé.

Des mois passèrent. Un jour, le disciple posa la même question à nouveau. Son bien-aimé lama répondit :

— La vie est faite de trois caractéristiques anitya, l’impermanence, dukkha, la souffrance et anatma, le non-soi, pas d’âme, pas d’identité propre et éternelle.

»Chaque chose est faite des éléments qui la composent. On appelle charrette l'assemblage d'un plateau de bois, de roues, de bras, de clous, etc. Et chacune de ces parties est elle-même composée, façonnée ou formée d'autres choses. Ainsi le nom que l'on donne à une chose est une convention, mais son existence est dépendante, non-inconditionnée, non-permanente, relative à des circonstances, et n’ayant d’existence que dans la sphère du nom et de la forme. Il en est de même pour des êtres vivants. Individu ou moi est le nom que l'on donne à l'assemblage des forces et des éléments qui constituent un être.

»Alors comment ce qui n'existe que relativement aux éléments qui le produisent pourrait-il se poursuivre après la dispersion de ces éléments ?

— N'y a-t-il pas un Esprit, une âme, quelque chose qui survive à la mort ?

— Puisqu'il n'y a pas de moi, comment imaginer un esprit ou une âme au moi ?

— Mais pourtant nous concevons l'idée d'un moi et nous nous y attachons.

— Oui et nous pouvons aussi nous en libérer. Car, « ce qui apparaît dans l’esprit et disparaît dans l’esprit, n’est autre que l’esprit lui-même, » a enseigné Patanjali. Renonce à tout espoir de résultat.

»Anatma signifie qu’il n'y a aucun « soi », pas d’identité propre et éternelle, donc pas de transmigration pour le « soi », ni de libération future du « soi ». On ne se libère que dans l'instant, un instant à la fois. Cesse de désirer, même la libération, car c'est là ce qui t'empêcherait de la trouver.»

Le disciple se rendit compte que son lama ne répondait pas toujours de la même façon à une même question. Il réinterrogea son maître quelques mois plus tard. Cette fois, celui-ci lui répondit :

— Une vie se crée. Elle produit la croyance en sa propre existence. On peut se libérer de cette vie simplement en cessant de s'attacher à cette croyance.

— Mais qu'arrive-t-il dans la mort ? insista le disciple.

— Chaque vie peut être comparée à une goutte de conscience, répondit le lama. Au moment de la mort cette goutte retourne à l'océan de la conscience impersonnelle (alayavijnana) et s'y dissout. Elle y apporte donc l'expérience de sa vie. Plus tard, lorsqu'une goutte d'eau sort de l'océan pour animer une vie, est-ce que c'est la même goutte ou une autre ?

— C'est la même... et ce n'est pas la même...

— Pourquoi ?

— Parce qu'elle s'est mélangée aux autres.

— Exactement. C'est la même et c'est une autre parce que la nouvelle goutte porte en elle un peu de toutes les autres. Il n'y a pas de passage direct d'une vie à une autre, pas de réincarnation individuelle. La goutte et l'océan est une image qui sert à nous faire comprendre que la vie naît et renaît dans un contexte que toutes les vies précédentes ont organisé.

— Mais vous avez dit que nous récolterons ce que nous semons.

— Tous les êtres sont nés de cet océan duquel nous venons aussi. Nous serons dans ces gouttes d'océan qui animeront d'autres vies. Ainsi, nous récolterons avec ce que nous avons semé, et ce qu'ont semé tous les autres aussi.

 

 

Jésus était juif comme Bouddha était hindou. Ils avaient tous deux leurs racines dans une religion préexistante et tous deux sont devenus les fondateurs d’une religion nouvelle après leur mort. Jésus introduisit la vie après la mort dans le judaïsme où il n’en était pas question. Bouddha a soustrait l’âme personnelle ou l’atma de la religion hindoue de sa naissance. Cependant de nombreuses écoles de pensé bouddhistes l’ont réintroduit.

"L'idée de réincarnation est intégrée à la structure philosophique du bouddhisme, déclare le Dalaï Lama. Il s'agit d'une énergie cinétique (en mouvement) qui fait qu'une vie découle de la précédente. Ce n'est pas pour autant un enseignement du Bouddha. L'apport du Bouddha est de montrer qu'il n'y a pas d'âme ou de moi qui transmigre. Mais un individu arrivé à un haut degré d'évolution spirituelle est supposé capable d'orienter, au moment de sa mort, ce flux d'énergie dans une direction précise donnant naissance à un tulku."[16]


 

 

Le pauvre paysan et son cheval blanc

 

 

Comment savoir si les événements qui nous accablent ne deviendront pas des bénédictions qui nous aideront ? Comment savoir si les succès qui nous réjouissent ne se transformeront pas finalement en catastrophes ? Mieux vaut prendre les circonstances sans les juger, dans l'équanimité.

 

 

Il était une fois un vieux paysan, très pauvre, mais qui possédait un magnifique cheval blanc que même le roi lui jalousait. Le roi lui offrait de le lui acheter, mais le vieux paysan refusait de le vendre. Un jour, le cheval disparut. Les voisins du vieil homme le critiquèrent :

— Fou que tu es, quel malheur ! Tu pouvais vendre ton cheval et sortir de ta misère, et maintenant il a été volé. C’est vraiment un malheur !

— Tout ce que nous pouvons dire, répondit le vieux paysan, c'est que mon cheval n'est plus là. Nous ne savons pas s'il a été volé, nous ne savons pas non plus si c'est un malheur.

Quelque temps plus tard, le cheval blanc revint à l'enclos suivi d'une douzaine de chevaux sauvages.

Cette fois, les voisins du vieil homme le félicitèrent:

— Tu avais raison. Ce n'était pas un malheur, c'était une chance. Te voilà riche maintenant.

— Tout ce que nous pouvons dire, répondit le paysan, c'est que mon cheval est de retour. Nous ne savons pas si c'est un malheur ou une bonne fortune.

Le fils unique du vieil homme se mit à dompter les chevaux sauvages. Mais il fit une chute et se brisa les deux jambes. Les voisins du vieil homme se réunirent à nouveau :

— Décidément, tu avais raison. Ce n'était pas une chance, mais un malheur ! Maintenant que ton fils est blessé, comment vivras-tu ?

— Vous êtes obsédés par vos jugements, répondit le vieux paysan. Tout ce que nous savons, c'est que mon fils s'est brisé les jambes. Nous ne savons pas si c'est un malheur ou une chance.

Quelques semaines plus tard, le royaume entrait en guerre. Tous les jeunes hommes furent conscrits, excepté le fils du vieux paysan qui ne pouvait pas marcher. La plupart des jeunes gens ne reviendraient jamais de la bataille. Les voisins du vieil homme se réunirent :

— Tu avais raison, c'était une chance et non un malheur que ton fils se soit brisé les jambes.

— Encore, nul n'en sait rien, reprit patiemment le vieillard.[17]


 

 

A tous la vie donne tout

 

 

J'avais lu "Le livre de sable" de Borges il y a quelques années. Une des histoires de ce recueil de nouvelles m'avait tant impressionnée que je la racontais souvent à mes amis. Un jour, j'ai relu "Le livre de sable", mais l'histoire que je racontais depuis longtemps ne s'y trouvait pas, pas comme je la racontais.

De même qu'il n'y a pas de livre, mais seulement des lectures, — chacun lit dans le même livre un livre différent — de même, il n'y a pas de lecture universelle de ce livre de la vie qu'est la vie elle-même… Pourtant, le sens est accessible à tous…

 

 

Le roi de K, arrivé au sommet de sa puissance, convoqua un jour le plus grand poète du royaume. Il lui dit :

— Je veux que tu composes pour moi une ode à ma gloire. Prends ton temps, je te donne une année entière. Et tu n'ignores pas que je sais récompenser mes fidèles serviteurs.

Le poète retourna chez lui et travailla sans relâche. Il composa une ode selon les canons les plus précis de son époque. Elle alliait les allitérations et les scansions et abondait en figures de rhétorique. L'année écoulée, il avait écrit un long et bel éloge.

Devant la cour rassemblée, le poète présenta son ode au roi. Il lut avec lenteur et majesté. Le roi approuvait ses paroles de hochements de têtes. A la fin, il dit au poète :

— Ton œuvre mérite mon acclamation. Si toute la littérature venait à disparaître, on pourrait la reconstituer sans en rien perdre avec ton ode. Tout cela est édifiant, pourtant il manque quelque chose. Personne n'a pâli. Notre sang ne bat pas plus vite. Personne n'a hurlé son cri de guerre. Rentre chez toi, je te donne une autre année pour composer l'inoubliable hymne à ma gloire. Reçois cette bague en témoignage de ma satisfaction.

Le poète passa l'année à réécrire son poème. Il recomposa à l'infini le chant de la gloire de son roi, écrivit des milliers de pages, en jeta presque autant. L'année écoulée, il retrouva la grande salle d'audience et la cour assemblée. Il lut son ode, beaucoup plus courte que la première. Le roi lui dit :

— Ce poème dépasse tout ce qui l'a précédé et en même temps l'annule. Il étonne, il émerveille, il éblouit. Reçois le plus beau joyau du royaume en témoignage de ma satisfaction. Cependant, de la plume qui a produit une œuvre aussi insigne nous pouvons attendre une œuvre plus sublime encore.

Une nouvelle année s'écoula. Cette fois le poète ne put rien écrire. Et lorsque vint le jour où il devait se présenter devant la cour, il n'avait pas de manuscrit.

— N'as-tu pas composé d'ode ? demanda le roi.

— Si, dit le poète. Mais je n'ose la réciter. Elle n'est composée que d'un seul mot. Je ne puis le dire qu'à toi.

Le poète pria le roi de lui accorder un instant d'entretien.

— Approche.

Ce jour-là, un marchand venu de l'extrémité du monde avait présenté ses plus précieuses marchandises au monarque. Il était encore proche de lui lorsque le poète dit le mot unique de son ode à l'oreille du roi qui, l'ayant entendu, s'en émerveilla. Ce jour là il pâlit, son sang battit plus vite. Lorsqu'il revint à lui, il s'aperçut que le marchand, avait pu l'entendre aussi. Dans le doute, il le condamna à mourir le lendemain même. En attendant, on le jeta au cachot pour la nuit.

Avant l’aube, une terrible tempête s'abattit sur la ville. La foudre frappa la muraille de la prison qui s'écroula. Le marchand s'évada.

Alors commença pour lui la pérégrination sans fin qui allait devenir sa vie. Il s'enfuit sans jamais s'arrêter. Il devint voleur, écrivain public, forgeron, bûcheron, rameur, marchand d’armes, usurier, marchant d’esclaves, esclave à son tour, s'échappa. Il aima, fut aimé, se battit en duel. Il fut tailleur de pierre, mercenaire, vagabond.

Quel était donc le mot qu'il n'avait pas entendu ? Au cours de ses exodes un missionnaire lui désigna "Dieu", il douta qu’un être surhumain, tout puissant et bienveillant se préoccupât de lui. Une femme lui parla de l'"Amour", il y succomba mais la quitta à l'aube d'un matin d'ennui. Un enfant lui montra "Innocence", il ne se croyait ni coupable ni impur. Un ermite lui soumit "Renoncement", il y renonça aussitôt. Un vieillard gémit "Décrépitude", un moribond expira "Mort", un bûcher funéraire lui suggéra la Cendre. Un sage lui soupira "Vanité". Aucun de ces mots ne pouvait à lui seul chanter l'hymne le plus sublime. Aucun d'eux n'aurait pu lui avoir valu une condamnation à mort. Pas un seul de ces mots n’aurait fait pâlir le roi et battre son cœur plus fort.

Un soir, alors qu'il cheminait sur l'une des nombreuses routes du monde, il frappa à la porte d'une maison pour y demander l'hospitalité. Là, un vieil homme agonisait.

— Me reconnais-tu ? lui demanda-t-il.

— Oui, je te reconnais. Tu es le poète du royaume de K.

Son visage avait tellement vieilli qu'il ne put s'empêcher de penser que lui aussi était devenu un vieillard.

— Avais-tu entendu ? lui demanda le poète.

— Non. Au moment où tu as prononcé ton ode d’un seul mot un bruit m'a empêché d'entendre.

— Mais tu as compris...

— Oui, maintenant j'ai compris. Tu as dit Ramka, qui veut dire merveille et qui signifie "A tous, la vie donne tout, mais la plupart l'ignorent".[18]


 

 

Où suis-je ?

 

 

Tupala était un grand roi, un roi juste et bon. Il suivait les règles de bon gouvernement, étant généreux avec les brahmanes, doux avec les enfants, dévoué envers ses sujets, respectueux des sages et de la sagesse.

Une nuit de chasse, laissant son entourage loin derrière lui, il erra très longtemps dans la forêt et se perdit. Il était seul dans la profondeur solitaire de la ténèbres nocturne.

A l’aube, il arriva devant une hutte où un intouchable curait la carcasse d’un taureau. Surpris de se voir là, il allait demander où il était, dans quelle province et dans quel hameau il se trouvait quand il aperçut une jeune fille d’une beauté étonnante, simple et souriante incarnation de la grâce. Bien sûr il en tomba amoureux.

A la vitesse de la flèche qui traverse l’espace, il oublia le royaume, les provinces, le gouvernement et la chasse. On le traita en familier. On l’attendait. Il épousa la fille, et avec elle la tannerie, la forêt et les pâturages, la maison de boue et de paille qu’il faut réparer après la pluie, le troupeau de buffles que l’on sort le matin et rentre le soir, la cueillette et le temps des moissons, les vêtements rugueux et les couches de corde. Il rencontra la paix après la journée de labeur, et l’inquiétude dans l’attente de la pluie. Il s’unit aussi aux Dieux des forêts et aux prières des villageois.

Son épouse lui donna un fils, puis un deuxième, puis un troisième. Il connut les saisons du bonheur, et les années d’infortune. La maladie emporta son fils aîné, puis son beau-père ; il le remplaça et devint tanneur. Il y eut l’année de la disette après celle de la sécheresse, puis encore celle de l’inondation qui emporta le bétail. A la saison des pluies, son épouse adorée se noya dans le lac… Des années étaient passées, et d’autres années les suivirent.

Un soir, brisé de fatigue, il s’endormit dans la prairie et fit un rêve étrange : il était un roi juste et bon s’occupant du gouvernement du royaume, bien à l’abri des vicissitudes de la vie. Une nuit de chasse, il se perdait dans la forêt, arrivait devant une hutte, apercevait une jeune fille d’une beauté étonnante, oubliait son palais et l’épousait, devenait tanneur après la mort de son beau-père, perdait son fils aîné emporté par la maladie, puis sa femme noyée dans le lac, et le bétail dans l’inondation…

Un jour, son Premier ministre apparut là, dans la cour, devant cette maison. Il se jeta aux pieds du roi :

— Majesté, nous vous avons cherché sans cesse tout ce temps, nous avons scruté le royaume en entier et même les provinces extérieures jusque dans leurs moindres hameaux, nous avons parcouru et fouillé cette vaste jungle sans relâche ! Enfin, grâce à Dieu nous vous avons enfin trouvé.

Et, alors que le roi retournait vers la capitale, escorté par ses gardes et son Premier ministre, il s’éveilla, se trouvant dans son lit au palais.

C’était un rêve.

Tout cela n’avait été qu’un rêve, mais ce rêve avait eu la texture du réel. Pendant ce sommeil le roi s’était senti parfaitement éveillé, comme il l’était maintenant. Qui était-il ? Le roi du palais, le tanneur du rêve ou le tanneur endormi rêvant qu’il était roi ? Et la petite maison dans la forêt, et l’intouchable, et l’épouse magnifique, et le troupeau de buffles, et la couche rugueuse, et ses trois fils, et la maladie, et la noyade ?

Ces années passées n’étaient-elles après tout que quelques heures dans la nuit. Et la vie n’est-elle qu’un rêve dans l’éternité ? Quand sait-on ce qui est vrai ? Quand s’éveille-t-on ? La vérité n’est-elle qu’un mot dans le bourdonnement de la confusion ou est-elle le flot continu et indivisible de la pensée et des rêves ?

Au matin, il quitta le palais dans son palanquin porté par quatre forts brahmanes. L’un d’eux, indifférent à tout, portait si mal, se cognant ici et trébuchant là, que le roi n’en pouvant plus sortit d’un bon pour le réprimander.

— Qui es-tu et pourquoi es-tu si maladroit ?

— Roi, je suis grand et gros et assez laid et je suis brahmane, mais dis-moi, qui suis-je en vérité ? Et toi, qui es-tu ? Comment t’appeler ? Es-tu ton corps ? Es-tu ta naissance ? Et pourquoi es-tu roi ? Qu’est-ce qu’un objet ? Qu’est-ce que ce palanquin ? De quel bois est-il fait et d’où venait-il, peux-tu me le dire ? Où a-t-il été scié, poncé, assemblé et par qui ? L’arbre était-il un palanquin lorsqu’il était dans la forêt ? Et la fleur de coton était-elle déjà cette robe que tu portes ? De même que l’air est partout, et pourtant lorsqu’on en souffle un peu dans une flûte, passant à travers les trous, il produit un si, ou un la, ou un ré, et finalement une mélodie, de même il n’y a ni moi ni toi mais une seule existence dans le courant sans fin du flot de la vie.

Ayant dit cela il sentit en son cœur qui battit plus vite la force de la vérité et fut instantanément délivré, et le roi avec lui, de la naissance et de la croyance en l’existence.

Cela ne prend que le temps de l’éclair de reconnaître la vérité. Ensuite, tout ce que nous avons à faire, c’est d’aller là, dans cette pensée où il n’y a ni identité ni la possibilité de la perdre, ni existence ni souvenir d’exister, ni naissance ni fatalité de la mort, comme s’éveillant sans fin d’un évanouissement et demandant sans relâche où suis-je ?[19]


 

 

 



[1] Librement inspiré du Mahabharata, Yaksha-prasna, traduction Kamala Subramaniam, Bharatiya Vidya Bhavan, Bombay, 1997. Nous avons versé ici quelques-uns des principes cités dans la Bagavad Gîtâ, traduction Alain Porte, édi Arléa, 1995.

[2] D’après un conte légendaire de la sagesse de Chine.

[3] Cette dernière phrase, d’après un aphorisme du Vénérable Aryadeva, Les paroles du guru, Lotus/Chou, 1980.

[4] Two Zen Classics : Mumonkan and Hekiganroku, Weatherhill, 1977. "Nansen coupe un chat"; Quatorzième cas. Trois choses vraies... Jacques Laffitte.

[5] Librement adapté d’une histoire de Lie Tseu ; Livre V, 15.

[6] D'après Lie tseu, Foreign Languages Press, Beijing..

[7] Fragments du Dhammapada, XII, 4; VII, 8; XX, 4; traduction André Chédel; Dervy, 1976. Puis Mahâparinirvana sûtra.

[8] D'après les légendes de Bouddha : History of Buddhism, Keisai, 1976, Tokyo. The Jâtaka, Low Price Publications, Delhi.

[9] What the Seeker Needs, Muhyiddin Ibn 'Arabi.

[10] Coran 5: 48. Traduction Régis Blachère: "Si Allah l'avait décidé, Il aurait fait de vous une communauté unique, mais Il vous éprouve avec ce qu'il vous donne."

[11] Fragments tirés de The Gospel of Sri Râmakrishna, swami Nikkhilananda ; Râmakrishna-Vivekananda Center; New-York; 1942.

[12] Cité par Thomas Merton, La Sagesse du désert, traduction Marie Tadié, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1987.

[13] D'après le Vénérable Aryadeva, Les paroles du guru, Lotus/Chou, 1980.

[14] D'après Rumi : In the Arms of the Beloved, traduction John Star, The Putnam Publishing Group,1997.

[15] Cheikh Assam dans Patrick. Levy, Dieu croit-il en Dieu ?, Albin Michel/Question de, 1993. Puis Bouddha, Dhammapada, 103, traduction André Chédel, Dervy Livres, 1976.

[16] Enseignement du Dalaï lama dans Le Seigneur du Lotus Blanc, Claude B. Levenson, Lieu Commun, 1987. Dans le bouddhisme tibétain, tulku désigne une personne que différents tests permettent de considérer comme la réincarnation d'un maître mort. Cette institution est regardée comme un excellent moyen de garantir la continuité économique, politique et spirituelle d'un monastère ou d’une école de pensée.

[17] Conte de la sagesse chinoise ; d’après Lie tseu, Foreign Languages Press, Beijing.

[18] Deux histoires de L. Borgès, Le Livre de Sable.

[19] Deux histoires de la mythologie hindoue très librement inspirées, la première du Vasista Ramayana et la seconde du Bhagavatham.



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