Patrick Levy
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Extrait

Qui est sage ? Des contes en antidote au fanatisme


 

 

 

Quelle religion ?

 

 

Celui qui veut convertir les autres à sa foi doit d’abord leur proposer des raisons de croire. Celles-ci sont faites de peurs et d’espoirs, d’angoisses et de fascinations, de soumissions et de sacrifices.

Un sage ne parle pas de sa foi mais de ce qu’il a connu et du chemin par lequel il y est parvenu.

 

 

On a entendu un jour un religieux exhortant un athée :

Tu dois travailler à ton salut, adopter la vraie religion, obéir aux lois de Dieu, prier comme on t’a enseigné à le faire, aimer ton prochain et pratiquer la charité tel que le commandent les Ecritures, haïr le monde et croire en la vie éternelle après la mort. Sinon, au jour du jugement, tu le regretteras amèrement.

L'athée lui répondit :

Je n’aurai jamais la force d’imiter le courage et l’ascèse des saints que j’admire, et je n’aurais jamais la sagesse des sages que je respecte. Si c'est de ta foi dont tu parles, je n'ai aucune envie de la partager, car quiconque est attiré par Dieu perd inévitablement son intérêt pour lui en te voyant. Ta foi n’est rien d’autre qu’un chapelet de commandements et de menaces. C'est comme si tu appelais les gens à trouver l'amour par obligation, à découvrir la bonté dans la peur, à chercher le bonheur dans la souffrance, à espérer la mort pour éviter la vie, à imaginer la sagesse dans l'obéissance, et finalement à considérer Dieu comme un placement...[1]

 

 

 

 

 

 

L’éléphant

 

 

Pratap avait une foi sincère et profonde en Dieu. Il disait qu’il voyait Dieu en tout, en tous et partout…

Un jour, alors qu’il allait au temple, un homme arriva vers lui en courant, et criait à tue-tête :

Attention, un éléphant fou vient par ici. Il écrase tout sur son passage. Sauvez-vous !

Les passants prenaient leurs jambes à leurs cous, mais Pratap, lui, pensait que cet éléphant était une manifestation de Dieu. Pourquoi donc déguerpir devant Dieu ? Il resta là, au milieu du chemin, et se prosterna en l’attendant.

L’homme, qui n’était autre que le cornac, le mit encore en garde :

Fuis, cours te protéger !

Mais Pratap ne bougea pas.

L’éléphant arriva bientôt de son pas pesant qui faisait trembler la terre et les arbres. Sans même ralentir son allure, il saisit Patrap dans sa trompe, le jeta sur le côté et poursuivit sa route.

Pratap gisait inconscient. Blessé et meurtri, on le transporta chez lui. Lorsqu’il se réveilla, Ramlal swami lui demanda :

Tu savais qu’un éléphant fou venait vers toi, pourquoi n’as-tu pas fui comme tout le monde ?

Dieu est partout, il prend la forme des animaux et des humains, donc je pensais que Dieu se manifestait sous la forme d’un éléphant.

C’est vrai, toute chose est une manifestation de Dieu. Le Dieu-éléphant venait en courant mais le Dieu-cornac t’avait dit de ne pas rester là. Pourquoi ne pas avoir écouté la manifestation de Dieu qui te mettait en garde ? [2]

 

 

 

 

 

 

Donnez-leur la connaissance

 

 

"C'est moins en ses détracteurs qu'en elle-même qu'une religion peut craindre, surtout lorsqu'elle a perdu ce qu'elle voulait cacher", disait Aryadeva.

 

 

Aux USA, le Dalaï Lama avait été invité à s'adresser à une assemblée de Juifs américains. A la fin de sa conférence, quelqu'un lui posa cette question :

Comment empêcher nos enfants de se convertir au bouddhisme ?

Le Dalaï Lama répondit :

Si vous avez la connaissance, vous devez la leur donner. Si vous ne l'avez pas, vous ne pouvez pas les retenir d'aller la chercher.

 

 

 

 

 

 

Djihad

 

 

Si Dieu est aussi puissant qu'on le dit, il n'a certainement pas besoin qu'on se batte pour lui. Et ceux qui pensent encore que guerroyer pour Dieu est un signe d'héroïsme feraient mieux de vaincre leurs désirs avec la même ardeur. La sérénité demande parfois plus de courage que le combat le plus passionné...[3]

 

 

Un soufi avait participé à quatre-vingt-dix guerres, le corps nu, sans protection aucune, espérant trouver la mort au service de Dieu. Il avait reçu de multiples sévices, coups de lance, coups d'épée, flèches, mais aucune blessure ne l'avait touché à un endroit vital.

« N’ayant pu goûter au bonheur du martyre, raconte-t-il, je me suis retiré dans une cellule, seul. Un jour, j’entendis le bruit des tambours : les soldats repartaient en guerre. J’ai senti comme une exaltation de tout mon être : "Lève-toi, voici le moment venu de combattre. Réalise ton vœu de devenir un martyre dans la guerre."

Mais mon âme lui répondit :

Que caches-tu derrière cette ruse, ô ego versatile ? C'est parce que tu crains plus que tout les exigences de l'ascétisme et les affres des mortifications que tu cherches à mourir au combat !

Ici, nul n'a connaissance des épreuves et des défaites que tu me fais subir, ô mon âme, reprit mon ego. Si je pouvais mourir au combat, alors au moins tout le monde verrait qui je suis et me glorifierait.

Pauvre ego ! lui répliqua mon âme. Non seulement tu vis dans l'hypocrisie et la calomnie, mais en plus tu veux mourir en eux." »

C'est alors que ce soufi se promit de ne plus jamais quitter sa cellule :

« Quel autre triomphe chercherai-je que la victoire sur l’emprise de mes propres désirs, y compris ceux de changer le monde ou de le convertir. Essayer de me changer moi-même est le seul vrai combat. Et celui-ci ne fait de mal à personne. »[4]

 

 

"La seule guerre qui soit sainte est la guerre contre soi-même, contre personne d'autre," disait Cheikh Assam en écho à Bouddha : "Dans un combat on peut vaincre des milliers d’hommes ; qu’est-ce que cela en regard de celui qui se vainc lui-même ? Celui-là est le plus valeureux des conquérants." [5]

 

 

 

 

 

 

Les Quatre Nobles Vérités

 

 

Dieu existe-t-il ? N'existe-t-il pas ? Qu'importe ! L'essentiel est de vaincre la souffrance, toutes les souffrances, répond le Bouddha, et pour cela de savoir de quoi elles sont faites. C'est peut-être cela la sagesse.

Dans son premier sermon, Bouddha annonce quatre vérités correctes, justes, pures, inaltérables, nobles. La vérité du dukkha, la cause du dukkha, la cessation du dukkha, et le chemin conduisant à la cessation du dukkha.

Qu'est-ce que dukkha ? La souffrance, la misère de la souffrance, le malheur, la douleur, l'insatisfaction.

 

 

Pendant plusieurs années avant son Eveil, Shâkyamuni, celui qui deviendra le Bouddha, vécut avec cinq ascètes, se livrant avec eux aux pratiques des austérités et des mortifications. Il renonça un jour à ces pratiques qui ne le conduisaient à rien et ses cinq compagnons, mécontents, l'abandonnèrent.

Quelque temps plus tard, Shâkyamuni atteignit l'illumination par d'autres méthodes. Il retrouva ses anciens compagnons près de Bénarès et leur exposa "la Voie du Milieu" : ni démesure dans les mortifications et l’ascétisme, ni poursuite des plaisirs dans la complaisance d’une existence relâchée. "Dans ce même corps sensible, je postule le monde, l'apparition du monde, la cessation du monde et le sentier menant à la cessation du monde", leur dit-il. "Je n'attends rien de Dieu, c'est en soi-même que se trouve la libération". Il fondait sa doctrine sur quatre principes connus comme "les Quatre Vérités des Nobles", ou "les Quatre Nobles Vérités" :

La naissance, la vieillesse, la maladie, la mort sont dukkha. La souffrance, la misère, le malheur, la douleur, l'insatisfaction sont dukkha. Etre uni à ce que l'on n'aime pas, être séparé de ce que l'on aime, ne pas obtenir ce que l'on désire, les cinq agrégats, les forces dynamiques qui forment un être vivant, sont dukkha, causes de souffrances.

L’origine de la souffrance est le désir qui produit la ré-existence et le re-devenir. Il est lié à l'avidité qui quête une nouvelle jouissance tantôt ici, tantôt là ; désir des plaisirs des sens, désir de l'existence et du devenir, désir même de la non-existence.

L'origine du désir est la sensation. La maîtrise de la sensation produit la maîtrise du désir. Ceci amène la troisième Noble Vérité : délaisser les désirs, y renoncer, s'en délivrer, s'en débarrasser.

Le sentier conduisant à se débarrasser des désirs et à la cessation de dukkha, c'est le Noble Chemin Octuple : la vue juste, l’intention juste, la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, l’effort juste, la pensé juste, la concentration juste.

La vue juste signifie saisir la nature impermanente et imparfaite des objets du monde et des idées.

L’intention juste signifie être mentalement en accord avec la vue juste.

La parole juste signifie dire la vérité, s’exprimer avec chaleur, amitié et gentillesse, et ne parler que lorsque cela est nécessaire.

L’action juste signifie agir avec bienveillance et compassion, être honnête, respecter la propriété d’autrui, et avoir des relations sexuelles qui ne nuisent à personne. Cela implique aussi de s’abstenir de blesser ou tuer des êtres vivants, de ne pas prendre ce qui n’est pas offert.

Les moyens d’existence justes signifient que l’on doit gagner sa vie de façon à ne nuire à personne. Donc ne pas faire le commerce des armes et des êtres vivants, vendre des intoxicants ou des poisons, travailler à la boucherie.

L’effort juste signifie détourner l’énergie qui alimente désir, envie, agression et violence au profit de l’autodiscipline, l’honnêteté, la bonté et la bienveillance.

La pensé juste est la capacité mentale de voir et comprendre les choses comme elles sont réellement, avec une conscience claire.

La concentration juste s’applique au développement d’une force mentale focalisée sur un seul point ; un état mental dans lequel les facultés mentales sont unies et dirigées sur un seul objet. [6]

 

 

"Tout ce qui a la nature de l'apparition, tout cela a la nature de la cessation", enseigne aussi Bouddha. C'est donc dans le désir que l'on trouvera les moyens de vaincre les désirs. L'attachement contient les racines du détachement. Le monde et nous-mêmes sommes unis dans ce rapport qui se fait en soi. C'est donc en soi que commence toute transformation.

 

 

 

 

 

 

Qu'a donc l'homme que Dieu n'a pas ?

 

 

Pour Carl Gustav Jung, si Dieu est bien omnipotent, il n'a aucun moyen de prendre conscience de quoi que ce soit, ni de lui-même. Car la conscience naît d'une confrontation. "En vertu de sa toute-puissance, Dieu ne se heurte nulle part à un obstacle insurmontable susceptible de l'inciter à hésiter et ainsi à réfléchir sur Lui-même…"[7]

 

 

Un homme se posait de sérieuses questions sur Dieu : "Pourquoi le Tout-puissant avait-il éprouvé le désir, le besoin peut-être, de créer quelque chose ? Est-il concevable que l'Etre sans limite, tout-incluant, omnipotent, omniscient ait un besoin ? S'il avait eu un désir, il faudrait lui supposer un manque ! Et s'il y avait un manque en Dieu, il ne serait pas tout ce qu'il devait être. En quoi cette Création, et l'homme en son sein, peuvent-ils servir Dieu ? Quelles fonctions remplissent-ils ?"

Notre homme réfléchissait ainsi. Ses questions le conduisaient inévitablement à conclure que les conceptions humaines de Dieu étaient soit absurdes, soit enfantines ou naïves. Mais il n’en trouvait pas d’autres.

Un jour, reprenant ses réflexions, il inversa le problème. "Pour valoriser Dieu, l'homme dévalorise l'homme et ne reconnaît pas ses propres qualités. Peut-être l'homme est-il mieux que Dieu ! Si l'homme apporte quelque chose à Dieu, ce qu'il représente justifie la Création." Il se posa donc cette nouvelle question : Qu'a donc l'homme que Dieu n'a pas ?

Notre homme médita là-dessus quelque temps. Il songea : "L'homme a un corps. Dieu n'a pas de corps. L'homme est limité, Dieu est infini. Mais son corps, à travers ses facultés, ses fonctions et ses limites, donne à l'homme la capacité de goûter, de sentir, de jouir de la Création. Ayant des relations avec ce qui n'est pas lui, il se confronte à des obstacles qui éveillent en lui une certaine capacité d'autoréflexion. Il trouve des qualités à ses expériences : agréable ou désagréable, bon ou mauvais, doux ou amer, et il développe à l'infini la subtilité de sa subjectivité.

Sans corps, le Créateur n'a pas les moyens de connaître la Création. Mais à travers l’homme, il a cinq sens pour sentir, une intelligence pour unir et donner du sens et un "souffle spirituel" pour connaître Dieu. Ainsi, grâce à l'homme, Dieu peut-il connaître sa Création, et se connaître lui-même.

A l'image de Dieu, l'homme réfléchit Dieu en le pensant, conclut-il.

 

 

"J’étais un trésor caché qui voulut être connu ; j’ai créé la création afin d’être connu de moi-même." (Les sens possibles de chacun des mots de ce Hadith sont un trésor en eux-mêmes.) [8]

 

 

 

 

 

 

L’athée et le dévot

 

 

L’athée expliqua:

Jésus a dit: "En vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez au Père, il vous le donnera en mon nom." Ce n’est pas vrai. Nous savons tous que ce n’est pas vrai. En fait cela marche extrêmement rarement, si rarement que lorsque cela se produit nous crions au miracle !

»Il n’y a qu’à regarder autour de soi avec un peu de lucidité pour savoir avec un degré très suffisant de certitude qu’il n’y aucune raison de faire confiance à Dieu. La misère pétrit le monde. Bien que Dieu soit supposé faire tout, il ne peut pas faire plus et finalement, pour beaucoup, ce n’est pas suffisant.

Lorsque je prie, répondit le dévot à l’athée, je dis : « Que je porte sur tous les êtres un amour débordant, que je participe à tout ce qui sur cette terre est dans la souffrance, que la générosité me lie à tous ceux qui errent, Dieu, ô Dieu, accorde-moi que je sois ainsi ! » [9]

 

 

 

 

 

 

Les ténèbres

 

 

Après que le monde eut été créé, Satan chercha un lieu où résider.

Et moi, où vais-je habiter ? demanda-t-il à Dieu.

Il n’y a aucun endroit pour toi sur la terre, lui répondit Dieu.

Mais Satan supplia :

Ne sois pas si cruel. Toi qui es miséricorde et justice aies pitié de moi. J’ai besoin d’un abri.

Dieu lui proposa alors de séjourner dans l’alcool, les salles de jeu, les maisons de vices et les abattoirs.

Satan s’inclina mais réclama d’autres endroits où il pourrait habiter.

Dieu lui offrit alors de résider dans le mensonge, l’orgueil, la passion, l’ignorance et l’hostilité.

Satan s’inclina mais insista :

N’y aura-t-il pas pour moi un seul endroit prestigieux sur la terre ?

Dieu lui montra alors une pièce d’or :

Tu résideras dans l’or. L’or ruine les humains, lui concéda finalement Dieu.

Depuis, on appelle Satan le Prince des Ténèbres.

 

 

 

 

 

 

Le voleur de parole

 

 

Pranesh, un honorable voleur appartenant à la caste des voleurs, rencontra un jour Kundapura, un honorable commerçant appartenant à la caste des commerçants. Ils devisèrent ainsi sur les mérites de leurs professions respectives :

C'est bien risqué, il me semble, de voler pour vivre, dit Kundapura-le-commerçant. Vous êtes forcément rattrapé un jour par l'une de vos victimes, et celle-ci réclame vengeance et justice !

Voler est bien plus qu'un métier, c'est un art, répondit noblement Pranesh-le-voleur. Nous nous transmettons de père en fils depuis le commencement des temps les initiations à l'art de voler sans avoir été vu, l'art de voler sans avoir à fuir, l'art de la fuite dans les situations périlleuses, et l'art de voler sans avoir à mentir jamais.

Comment ! vous volez mais vous vous interdisez de mentir ! s'exclama Kundapura-le-commerçant. Voilà bien le comble. Dans le commerce, nous faisons le contraire. Nous ne volons jamais, mais quant à exagérer un peu le mérite d'un produit, quant à tricher sur la qualité du riz ou des lentilles, dérégler la balance, ou vendre pour de l'or pur de l'or plaqué et parfois même du cuivre... il faut bien vivre !

S'il en est ainsi, s'emporta Pranesh-le-voleur, tu es plus qu'un voleur, plus qu'un brigand, plus qu'un malfaiteur, tu es un fourbe ! Car moi, lorsque j'ai volé quelque chose, je n'ai pris que ce que j'ai emporté, tandis que toi, lorsque tu mens, tu voles la Parole, et la volant tu voles l'univers tout entier, tu le détruis, tu l'anéantis.

Et il cita les écritures :

»"La Parole a fixé toute chose. Elle est la substance de tout et d'elle tout procède. Le fourbe en la dérobant, dérobe toute chose."»[10]

 

 

 

 

 

 

La solidarité

 

 

Un missionnaire était allé en Afrique pour prêcher la bonne parole, le bien et le mal et la connaissance de dieu. Il s'occupait des enfants, leur enseignait le catéchisme et était aussi leur professeur de gymnastique.

Un matin, il proposa à ses jeunes élèves de faire la course. Il avait apporté une boîte de chocolat.

Vous voyez cet arbre, là-bas, à cinquante mètres, lorsque je compterai jusqu’à trois, vous ferez la course. Le premier qui arrivera à l’arbre sera le vainqueur et recevra la boîte de chocolat.

Il compta jusqu’à trois pour donner le départ, et les enfants, sans s’être concertés, instinctivement, se donnèrent la main et coururent ensemble pour arriver ensemble.

Qu’est-ce que ces enfants savent que nous ignorons ? Que leur a-t-on dit dès leur plus jeune âge pour qu’ils refusent une compétition dès lors qu’il y aurait un perdant et un gagnant ? Ils se conçoivent responsables du bonheur des uns les autres, solidaires. Pouvons-nous les imiter ? Pouvons-nous nous tenir la main pour faire en sorte qu’il n’y ait pas de perdants dans le monde ?[11]

 

 

 

 

 

 

Réincarnation

 

 

La plupart des hindous et les bouddhistes croient en la transmigration de l’âme. Au XXe siècle, cette croyance s’est propagée dans la partie chrétienne du monde grâce aux enseignements des lamas tibétains et des gurus hindous venus en Occident.

Ce qui caractérise la vision chrétienne de la mort dans le christianisme est la négation : elle n’existe pas. Il y a un salut de l’âme, une vie, la vraie vie, après la mort, une résurrection pour un autre monde : le désirable paradis avec la présence de Dieu, ou l’inimaginable enfer de la souffrance ou du vide. L’âme est personnelle et son salut l’est aussi.

L’Occidental élevé dans la culture chrétienne est un individualiste qui a tendance à vouloir croire en sa propre survie. Il a accueilli l’hypothèse de la réincarnation comme une nouvelle forme de salut, et il la prend comme un moyen nouveau de nier encore la mort. « Je ne mourrai pas ; je vais me réincarner, » pense-t-il et se rassure-t-il. Il envisage sa réincarnation comme une consolation de devoir mourir.

Les hindous et les bouddhistes n’espèrent pas sur-vivre à la mort ; ils tentent de ne pas sous-mourir à la vie. Ils souhaitent se délivrer du cycle des naissances. Mourir vraiment.

Cette doctrine est enseignée de plusieurs manières, chacune s'adressant à un niveau de conscience un peu plus universel. Voici, en une seule histoire, trois manières d’examiner la question.

 

 

Lama, les êtres vivants naissent puis meurent. Est-il vrai qu'après leurs morts ils se réincarnent ? demanda son disciple à lama Orgyen.

Qu'en penses-tu ?

Je ne sais pas. Si les êtres vivants disparaissent complètement, pourquoi ont-ils vécu ? Et s'ils se réincarnent après leur mort, ne meurent-ils jamais vraiment ? Ne trouvent-ils donc jamais de repos ? Irons-nous dans un paradis, dans un autre monde, retournerons-nous dans ce monde-ci ou ne serons-nous plus rien ?

D'où te vient ce souci de ce qui se passera après ? Es-tu libre maintenant de ce qui te lie au monde ?

Non, lama, répondit humblement le disciple.

Alors vois dans ce qui te lie au monde ce qui te lie à toi-même. Et efforce-toi de t'en libérer.

Mais qu'en est-il de la mort ? insista le disciple.

Si nous mourons attachés à la vie, nous reviendrons dans cette vie. Si nous atteignons la libération pendant notre vie, nous serons libérés du cycle des renaissances. Nous récolterons ce que nous aurons semé.

Des mois passèrent. Un jour, le disciple posa la même question à nouveau. Son bien-aimé lama répondit :

Le Bouddha a enseigné que la vie est faite de trois caractéristiques : anitya, l’impermanence, dukkha, la souffrance et anatma, l’absence d’un soi, d’une identité propre et d’une âme éternelle.

»Chaque chose est faite des éléments qui la composent. On appelle charrette l'assemblage d'un plateau de bois, de roues, de bras, de clous, etc. Et chacune de ces parties est elle-même composée, façonnée ou formée d'autres choses. Ainsi le nom que l'on donne à une chose est une convention, mais son existence est dépendante, non-inconditionnée, non-permanente, relative à des circonstances, et n’ayant d’existence que dans la sphère du nom et de la forme. Il en est de même pour des êtres vivants. Individu ou moi est le nom que l'on donne à l'assemblage des forces et des éléments qui constituent un être.

»Alors comment cela qui n'existe que relativement aux éléments qui le produisent pourrait-il se poursuivre après la dispersion de ces éléments ?

N'y a-t-il pas un Esprit, une âme, quelque chose qui survive à la mort ?

Puisqu'il n'y a pas de moi, comment imaginer un esprit ou une âme au moi ? Une suite au moi ?

Mais pourtant nous concevons l'idée d'un moi et nous nous y attachons.

Oui et nous pouvons aussi nous en libérer. Car, « ce qui apparaît dans l’esprit et disparaît dans l’esprit, n’est autre que l’esprit lui-même, » a enseigné Patanjali. Renonce à tout espoir de résultat.

»Anatma signifie qu’il n'y a aucun « soi-même », pas d’identité propre et éternelle, donc pas de transmigration pour le « soi », ni de libération future du « soi ». On ne se libère que dans l'instant, un instant à la fois. Cesse de désirer, même la libération, car c'est là ce qui t'empêcherait de la trouver.»

Le disciple se rendit compte que son lama ne répondait pas toujours de la même façon à une même question. Il réinterrogea son maître quelques mois plus tard. Cette fois, celui-ci lui répondit :

Une vie se crée. Elle produit la croyance en sa propre existence. On peut se libérer de cette vie simplement en cessant de s'attacher à cette croyance.

Mais qu'arrive-t-il dans la mort ? insista le disciple.

Chaque vie peut être comparée à une goutte de conscience, répondit le lama. Au moment de la mort, cette goutte retourne à l'océan de la conscience impersonnelle (alayavijnana) et s'y dissout. Elle y apporte donc l'expérience de sa vie. Plus tard, lorsqu'une goutte sort de cet océan pour animer une vie, est-ce que c'est la même goutte ou une autre ?

C'est la même... et ce n'est pas la même...

Pourquoi ?

Parce qu'elle s'est mélangée aux autres.

Exactement. C'est la même et c'est une autre parce que la nouvelle goutte porte en elle un peu de toutes les autres. Il n'y a pas de passage direct d'une vie à une autre, pas de réincarnation individuelle. La goutte et l'océan est une image qui sert à nous faire comprendre que la vie naît et renaît dans un contexte que toutes les vies précédentes ont organisé.

Mais vous avez dit que nous récolterons ce que nous semons.

Tous les êtres sont nés de cet océan duquel nous venons aussi. Nous serons dans ces gouttes d'océan qui animeront d'autres vies. Ainsi, nous récolterons avec ce que nous avons semé, et ce qu'ont semé tous les autres aussi.

 

 

Jésus était juif, Bouddha était hindou. Tous deux, après leur mort, sont devenus les fondateurs d’une religion nouvelle dont les racines sont dans une religion préexistante. Jésus a introduit la croyance d’une vie après la mort dans le judaïsme où il n’en était pas question. Bouddha a soustrait l’âme personnelle ou l’atma de la religion hindoue. Cependant de nombreuses écoles de pensée bouddhistes l’ont réintroduite.

"L'idée de réincarnation est intégrée à la structure philosophique du bouddhisme, déclare le Dalaï Lama. Il s'agit d'une énergie cinétique (en mouvement) qui fait qu'une vie découle de la précédente. Ce n'est pas pour autant un enseignement du Bouddha. L'apport du Bouddha est de montrer qu'il n'y a pas d'âme ou de moi qui transmigre. Mais un individu arrivé à un haut degré d'évolution spirituelle est supposé capable d'orienter, au moment de sa mort, ce flux d'énergie dans une direction précise donnant naissance à un tulku."[12]



[1] Très librement inspiré d’une histoire soufie dont on trouve des variantes dans Farid-ud-Dun'Attar, Le Mémorial des Saints, Albin Michel ; dans Djalâl al-Dîn Rûmî, The essentiel Rumi, traduction Colman Barks, John Meyne, 1997 ; et dans Indries Shah, Tales of the Dervishes, Vicking Penguin, 1972.

[2] D'après un conte hindou : Tales of immortal India, Sattia Publishings, Patna. Aussi raconté par Râmakrishna dans The Gospel of Sri Râmakrishna, swami Nikkhilananda, Râmakrishna-Vivekananda Center, New-York, 1992.

[3] D'après le Vénérable Aryadeva, Les paroles du guru, Lotus/Chou, 1980.

[4] D'après Rumi : In the Arms of the Beloved, traduction John Star, The Putnam Publishing Group,1997.

[5] Cheikh Assam dans Patrick Levy, Dieu croit-il en Dieu ?, Albin Michel/Question de, 1993. Puis Bouddha, Dhammapada, Fragment 103, traduction André Chédel, Dervy Livres, 1976.

[6] Bouddha, Dhamma-Cakkappavattana-Sutta, Les Quatre Nobles Vérités. "Dans ce même corps sensible, je postule..." : Anguttara-nikâya.

[7] C.G. Jung, Réponse à Job, Traduct. Dr R. Cahen, Buchet Chastel, Paris, 1964, p 39 et 44.

[8] Hadith Qudsi 19.

[9] En vérité, je vous le dis… » : Evangile de Jean 16: 23.

[10] Code de loi de Manou, IV, 256.

[11] D’après une anecdote racontée à Raymon Panikkar.

[12] Enseignement du Dalaï lama dans Claude B. Levenson, Le Seigneur du Lotus Blanc, Lieu Commun, 1987. Dans le bouddhisme tibétain, tulku désigne une personne que différents tests permettent de considérer comme la réincarnation d'un maître mort. Cette institution est regardée comme un excellent moyen de garantir la continuité économique, politique et spirituelle d'un monastère ou d’une école de pensée.